Devrait-on privilégier le bon sens et l’intuition, plutôt que la logique scientifique dans nos rapports avec la Nature ?
Le cerveau des scientifiques et celui des ingénieurs est essentiellement logique, analytique et analogique. Pour un esprit logique, il n’y a pas de milieu entre le vrai et le faux : c’est le principe du tiers-exclu d’Aristote. C’est probablement vrai pour les systèmes compliqués (voir chapitre 7 de mon livre); ça l’est moins pour les systèmes complexes (voir même chapitre). Pourquoi ? Parce que ces derniers sont toujours plus ou moins flous. Impossible de les comprendre sans équivoque ou de les voir avec netteté. Pour un cerveau scientifique, la difficulté majeure à étudier de tels systèmes vient du fait qu’ils échappent à toute logique, car cette dernière a horreur du flou.
Pour contourner cette difficulté, le cerveau du scientifique est capable « d’augmenter sa focale », en se spécialisant de plus en plus dans le domaine à étudier. L’observé apparaît alors de plus en plus net. Cependant, comme en photographie, augmenter la focale améliore la netteté de ce que nous voulons observer, mais au détriment de ce qui l’entoure, lequel sort parfois complètement du champ d’observation. Ce ne serait pas un problème, si l’observation concernait seulement le point observé à l’instant de l’observation. En revanche, si l’observateur veut comprendre prospectivement l’évolution de l’observé, par exemple l’évolution du climat, il est en grande difficulté. Pourquoi ? Parce que cette évolution temporelle est étroitement liée à celles qui ont lieu dans la partie hors focale de la zone observée. De même, si l’observation doit conduire à une action, il se peut qu’elle soit efficace pour le point concerné, mais désastreuse pour tout ce qui est hors focale. Cette situation se retrouve souvent dans les actions phytosanitaires et dans ce que des progrès techniques considèrent comme une amélioration d’un point particulier de notre condition de vie.
Dès lors, demander à des chercheurs de se focaliser sur d’autres points du flou, afin de mieux cerner son contenu, conduira invariablement à des disputes scientifiques, car la logique veut que quelque chose soit juste ou faux. En pratique, ce sera la vision qui aura le plus d’adeptes qui l’emportera. Puisque chaque chose dans la Nature peut potentiellement prendre différentes explications, justement à cause de ce flou, certains opportunistes pourraient en profiter pour forcer à voir les choses selon leur intérêt. Cette situation est malheureusement trop fréquente de nos jours. C’est une conséquence directe de la philosophie de notre paradigme économico industriel qui veut que la meilleure solution rapporte au plus vite de l’argent, de l’honneur ou tout autre avantage. Dans ce procédé, le perdant direct est à nouveau la biosphère et, à terme, les générations montantes. Transformer par la pensée un système complexe en un assortiment de systèmes compliqués nous empêche de le comprendre pleinement, avec le risque de faire de graves erreurs dans la gestion de ces systèmes.
Peut-être existe-t-il d’autres approches plus sûres. En ce qui concerne notre rapport avec la Nature, il se pourrait que l’observation non analytique, la sensibilité et l’empathie aux choses et aux vivants, la faculté d’entrer quasi en osmose avec son environnement, sans l’analyser, sans l’expliquer, sans le juger, sans attribuer de valeurs aux choses et aux vivants, pourraient favoriser un instinct qui, mieux que tout raisonnement logique, devrait permettre à ceux qui en seraient doués de mieux vivre en harmonie dans notre biosphère. De même, en ce qui concerne nos organisations sociétales, il se pourrait qu’au lieu de gigantesques nations se faisant compétition sur leur puissance technologique, il vaudrait mieux vivre dans un ensemble de petites communautés autonomes, pratiquant des existences simples mais non rustres (chapitre 29), plus adaptées aux besoins fondamentaux de leur communauté et de leur région, tout en étant en accord avec les lois immuables de la Nature.
Mais ne rêvons pas trop. Une telle approche est totalement incompatible avec notre paradigme économico-industriel totalement égocentré. Elle n’est possible qu’au niveau de l’individu ou de celui d’un petit groupe autonome. (voir chapitre 31)
Peut-être que, si, comme je le pense, notre paradigme actuel est voué à disparaître, les générations futures devront réapprendre à développer leur instinct, comprendre et respecter la Nature, en la considérant d’une manière holistique et non plus comme un cadeau de Dieu autorisant de la soumettre et de régner sur elle, comme il est écrit dans la Genèse.

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